INDIGNEZ-VOUS
De Stéphane Hessel
93 ans. C’est un peu la toute dernière étape. La fin n’est plus bien loin.
Quelle chance de pouvoir en profiter pour rappeler ce qui a servi de socle
à mon engagement politique : les années de résistance et le programme
élaboré il y a soixante-six ans par le Conseil National de la Résistance !
C’est à Jean Moulin que nous devons, dans le cadre de ce Conseil, la
réunion de toutes les composantes de la France occupée, les
mouvements, les partis, les syndicats, pour proclamer leur adhésion à la
France combattante et au seul chef qu’elle se reconnaissait : le général de
Gaulle. De Londres où j’avais rejoint le général de Gaulle en mars 1941,
j’apprenais que ce Conseil avait mis au point un programme, l’avait
adopté le 15 mars 1944, proposé pour la France libérée un ensemble de
principes et de valeurs sur lesquels reposerait la démocratie moderne de
notre pays.
De ces principes et de ces valeurs, nous avons aujourd’hui plus que
jamais besoin. Il nous appartient de veiller tous ensemble à ce que notre
société reste une société dont nous soyons fiers : pas cette société des
sans-papiers, des expulsions, des soupçons à l’égard des immigrés, pas
cette société où l’on remet en cause les retraites, les acquis de la Sécurité
sociale, pas cette société où les médias sont entre les mains des nantis,
toutes choses que nous aurions refusé de cautionner si nous avions été
les véritables héritiers du Conseil National de la Résistance.
A partir de 1945, après un drame atroce, c’est une ambitieuse
résurrection à laquelle se livrent les forces présentes au sein du Conseil de
la Résistance. Rappelons-le, c’est alors qu’est créée la Sécurité sociale
comme la Résistance le souhaitait, comme son programme le stipulait : «
Un plan complet de Sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens
des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les
procurer par le travail » ; « une retraite permettant aux vieux travailleurs de
finir dignement leurs jours. » Les sources d’énergie, l’électricité et le gaz, les
charbonnages, les grandes banques sont nationalisées. C’est ce que ce
programme préconisait encore, « le retour à la nation des grands moyens de
production monopolisés, fruit du travail commun, des sources d’énergie,
des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurance et des grandes
banques » ;
« l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale,
impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de
la direction de l’économie ». L’intérêt général doit primer sur l’ intérêt
particulier, le juste partage des richesses créées par le monde du travail
primer sur le pouvoir de l ‘argent. La Résistance propose
« une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination
des intérêts particuliers à l’intérêt général et affranchie de la dictature
professionnelle instaurée à l’image des États fascistes », et le
Gouvernement provisoire de la République s’en fait le relais.
Une véritable démocratie a besoin d’une presse indépendante ; la
Résistance le sait, l’exige, en défendant
« la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de
l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères. » C’est ce que
relaient encore les ordonnances sur la presse, dès 1944. Or, c’est bien ce
qui est aujourd’hui en danger.
La Résistance en appelait à « la possibilité effective pour tous les enfants
français de bénéficier de l’instruction la plus développée », sans
discrimination ; or, les réformes proposées en 2008 vont à l’encontre de ce
projet. De jeunes enseignants, dont je soutiens l’action, ont été jusqu’à
refuser de les appliquer et ils ont vu leurs salaires amputés en guise de
punition. Ils se sont indignés, ont « désobéi », ont jugé ces réformes trop
éloignées de l’idéal de l’école républicaine, trop au service d’une société de
l’argent et ne développant plus assez l’esprit créatif et critique.
C’est tout le socle des conquêtes sociales de la Résistance qui est
aujourd’hui remis en cause.
Le motif de la résistance, c’est l’indignation.
On ose nous dire que l ‘État ne peut plus assurer les coûts de ces
mesures citoyennes. Mais comment peut-il manquer aujourd’hui de l’argent
pour maintenir et prolonger ces conquêtes alors que la production de
richesses a considérablement augmenté depuis la Libération, période où
l’Europe était ruinée ? Sinon parce que le pouvoir de l’argent, tellement
combattu par la Résistance, n ‘a jamais été aussi grand, insolent, égoïste,
avec ses propres serviteurs jusque dans les plus hautes sphères de l’État.
Les banques désormais privatisées se montrent d’abord soucieuses de leurs
dividendes, et des très haut salaires de leurs dirigeants, pas de l’intérêt
général. L’écart entre les plus pauvres et les plus riches n’a jamais été aussi
important ; et la course à l’argent, la compétition, autant encouragée.
Le motif de base de la Résistance était l’indignation. Nous, vétérans des
mouvements de résistance et des forces combattantes de la France libre,
nous appelons les jeunes générations à faire vivre, transmettre, l’héritage de
la Résistance et ses idéaux. Nous leur disons : prenez le relais, indignez-
vous ! Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l’ensemble
de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser impressionner par
l’actuelle dictature internationale des marchés financiers qui menace la
paix et la démocratie.
Je vous souhaite à tous, à chacun d’entre vous, d’avoir votre motif
d’indignation. C’est précieux. Quand quelque chose vous indigne comme
j’ai été indigné par le nazisme, alors on devient militant, fort et engagé.
On rejoint ce courant de l’histoire et le grand courant de l ‘ histoire doit se
poursuivre grâce à chacun. Et ce courant va vers plus de justice, plus de
liberté mais pas cette liberté incontrôlée du renard dans le poulailler. Ces
droits, dont la Déclaration universelle a rédigé le programme en 1948,
sont universels. Si vous rencontrez quelqu’un qui n’ en bénéficie pas,
plaignez-le, aidez-le à les conquérir.
Deux visions de l’histoire
Quand j’essaie de comprendre ce qui a causé le fascisme, qui a fait que
nous ayons été envahis par lui et par Vichy, je me dis que les possédants,
avec leur égoïsme, ont eu terriblement peur de la révolution bolchévique.
Ils se sont laissés guider par leurs peurs. Mais si, aujourd’hui comme
alors, une minorité active se dresse, cela suffira, nous aurons le levain
pour que la pâte lève. Certes, l’expérience d’un très vieux comme moi, né
en 1917, se différencie de l’expérience des jeunes d’aujourd’hui. Je
demande souvent à des professeurs de collège la possibilité d’intervenir
auprès de leurs élèves, et je leur dis : vous n’avez pas les mêmes raisons
évidentes de vous engager. Pour nous, résister, c’était ne pas accepter
l’occupation allemande, la défaite. C’était relativement simple. Simple
comme ce qui a suivi, la décolonisation. Puis la guerre d’Algérie. Il fallait
que l’Algérie devienne indépendante, c’était évident. Quant à Staline,
nous avons tous applaudi à la victoire de l’Armée rouge contre les nazis,
en 1943. Mais déjà lorsque nous avions eu connaissance des grands
procès staliniens de 1935, et même s’il fallait garder une oreille ouverte
vers le communisme pour contrebalancer le capitalisme américain, la
nécessité de s’opposer à cette forme insupportable de totalitarisme s’était
imposée comme une évidence. Ma longue vie m’a donné une succession
de raisons de m’indigner.
Ces raisons sont nées moins d’une émotion que d’une volonté
d’engagement. Le jeune normalien que j ‘ étais a été très marqué par
Sartre, un aîné condisciple. La Nausée, Le Mur, pas L ‘Être et le
néant, ont été très importants dans la formation de ma pensée. Sartre
nous a appris à nous dire : « Vous êtes responsables en tant qu’indi-
vidus. » C’était un message libertaire. La responsabilité de l ‘ homme qui
ne peut s’en remettre ni à un pouvoir ni à un dieu. Au contraire, il faut
s’engager au nom de sa responsabilité de personne humaine. Quand je
suis entré à l’École normale de la rue d’Ulm, à Paris, en 1939, j’y
entrais comme fervent disciple du philosophe Hegel, et je suivais le
séminaire de Maurice Merleau-Ponty. Son enseignement explorait
l’expérience concrète, celle du corps et de ses relations avec le sens,
grand singulier face au pluriel des sens. Mais mon optimisme naturel,
qui veut que tout ce qui est souhaitable soit possible, me portait plutôt
vers Hegel. L’ hégélianisme interprète la longue histoire de l’humanité
comme ayant un sens : c’est la liberté de l’homme progressant étape
par étape. L’histoire est faite de chocs successifs, c’est la prise en
compte de défis. L’histoire des sociétés progresse, et au bout, l’homme
ayant atteint sa liberté complète, nous avons l’État démocratique dans
sa forme idéale.
Il existe bien sûr une autre conception de l ‘ histoire. Les progrès faits
par la liberté, la compétition, la course au « toujours plus », cela peut
être vécu comme un ouragan destructeur. C’est ainsi que la représente
un ami de mon père, l’homme qui a partagé avec lui la tâche de
traduire en allemand À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust.
C’est le philosophe allemand Walter Benjamin. Il avait tiré un message
pessimiste d’un tableau du peintre suisse, Paul Klee, l’Angelus Novus,
où la figure de l ‘ ange ouvre les bras comme pour contenir et repousser
une tempête qu’il identifie avec le progrès. Pour Benjamin qui se
suicidera en septembre 1940 pour fuir le nazisme, le sens de l’histoire,
c’est le cheminement irrésistible de catastrophe en catastrophe.
L’indifférence : la pire des attitudes
C’est vrai, les raisons de s’indigner peuvent paraître aujourd ‘ hui moins
nettes ou le monde trop complexe. Qui commande, qui décide ? Il n’est
pas toujours facile de distinguer entre tous les courants qui nous
gouvernent. Nous n’avons plus affaire à une petite élite dont nous
comprenons clairement les agissements. C ‘ est un vaste monde, dont
nous sentons bien qu’il est interdépendant. Nous vivons dans une inter
connectivité comme jamais encore il n’en a existé. Mais dans ce monde, il
y a des choses insupportables. Pour le voir, il faut bien regarder,
chercher. Je dis aux jeunes : cherchez un peu, vous allez trouver. La pire
des attitudes est l’indifférence, dire « je n’y peux rien, je me débrouille ».
En vous comportant ainsi, vous perdez l’une des composantes
essentielles qui fait l’humain. Une des composantes indispensables : la
faculté d’indignation et l’engagement qui en est la conséquence.
On peut déjà identifier deux grands nouveaux défis :
1. L ‘ immense écart qui existe entre les très pauvres et les très riches et
qui ne cesse de s’accroître. C’est une innovation des XX` et XXI` siècle.
Les très pauvres dans le monde d’aujourd’hui gagnent à peine deux
dollars par jour. On ne peut pas laisser cet écart se creuser encore. Ce
constat seul doit susciter un engagement.
2. Les droits de l’homme et l’état de la planète. J’ai eu la chance après
la Libération d’être associé à la rédaction de la Déclaration universelle des
droits de l’homme adoptée par l’Organisation des Nations unies, le 10
décembre 1948, à Paris, au palais de Chaillot. C’est au titre de chef de
cabinet de Henri Laugier, secrétaire général adjoint de l’ONU, et
secrétaire de la Commission des Droits de l’ homme que j’ai, avec d ‘ autres,
été amené à participer à la rédaction de cette déclaration. Je ne saurais
oublier, dans son élaboration, le rôle de René Cassin, commissaire
national à la Justice et à l’Éducation du gouvernement de la France libre,
à Londres, en 1941, qui fut prix Nobel de la paix en 1968, ni celui de
Pierre Mendès France au sein du Conseil économique et social à qui les
textes que nous élaborions étaient soumis, avant d’être examinés par la
Troisième commission de l’assemblée générale, en charge des questions
sociales, humanitaires et culturelles. Elle comptait les cinquante-quatre
États membres, à l’époque, des Nations unies, et j’en assurais le
secrétariat. C’est à René Cassin que nous devons le terme de droits «
universels » et non « internationaux » comme le proposaient nos amis
anglo-saxons. Car là est bien l’enjeu au sortir de la seconde guerre
mondiale : s’émanciper des menaces que le totalitarisme a fait peser sur
l’humanité. Pour s ‘ en émanciper, il faut obtenir que les États membres de
l’ONU s’engagent à respecter ces droits universels. C’est une manière de
déjouer l’argument de pleine souveraineté qu’un État peut faire valoir
alors qu’il se livre à des crimes contre l’humanité sur son sol. Ce fut le
cas d’Hitler qui s’estimait maître chez lui et autorisé à provoquer un
génocide. Cette déclaration universelle doit beaucoup à la révulsion
universelle envers le nazisme, le fascisme, le totalitarisme, et même, par
notre présence, à l’esprit de la Résistance. Je sentais qu’il fallait faire
vite, ne pas être dupe de l’hypocrisie qu’il y avait dans l’ adhésion
proclamée par les vainqueurs à ces valeurs que tous n’avaient pas
l’intention de promouvoir loyalement, mais que nous tentions de leur
imposer .
Je ne résiste pas à l’envie de citer l’article 15 de la Déclaration
universelle des Droits de l’ homme : « Tout individu a droit à une
nationalité » ; l’article 22 : « Toute personne, en tant que membre de la
société, a droit à la Sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la
satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à
sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort
national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation
et des ressources de chaque pays. » Et si cette déclaration a une portée
déclarative, et non pas juridique, elle n’en a pas moins joué un rôle
puissant depuis 1948 ; on a vu des peuples colonisés s’en saisir dans leur
lutte d’indépendance ; elle a ensemencé les esprits dans leur combat pour
la liberté.
Je constate avec plaisir qu ‘ au cours des dernières décennies se sont
multipliés les organisations non gouvernementales, les mouvements
sociaux comme Attac (Association pour la taxation des transactions
financières), la FIDH (Fédération internationale des Droits de l’homme),
Amnesty… qui sont agissants et performants. Il est évident que pour être
efficace aujourd ‘ hui, il faut agir en réseau, profiter de tous les moyens
modernes de communication.
Aux jeunes, je dis : regardez autour de vous, vous y trouverez les
thèmes qui justifient votre indignation — le traitement faits aux
immigrés, aux sans-papiers, aux Roms. Vous trouverez des situations
concrètes qui vous amènent à donner cours à une action citoyenne forte.
Cherchez et vous trouverez !
Mon indignation à propos de la Palestine
Aujourd’hui, ma principale indignation concerne la Palestine, la bande
de Gaza, la Cisjordanie. Ce conflit est la source même d’une indignation.
Il faut absolument lire le rapport Richard Goldstone de septembre 2009
sur Gaza, dans lequel ce juge sud-africain, juif, qui se dit même sioniste,
accuse l’armée israélienne d’avoir commis des « actes assimilables à des
crimes de guerre et peut-être, dans certaines circonstances, à des crimes
contre l’humanité » pendant son opération « Plomb durci » qui a duré trois
semaines. Je suis moi-même retourné à Gaza, en 2009, où j’ai pu entrer
avec ma femme grâce à nos passeports diplomatiques afin d’étudier de
visu ce que ce rapport disait. Les gens qui nous accompagnaient n ‘ ont
pas été autorisés à pénétrer dans la bande de Gaza. Là et en Cisjordanie.
Nous avons aussi visité les camps de réfugiés palestiniens mis en place
dès 1948 par l’agence des Nations unies, l’UNRWA, où plus de trois
millions de Palestiniens chassés de leurs terres par Israël attendent un
retour de plus en plus problématique. Quant à Gaza, c’est une prison à
ciel ouvert pour un million et demi de Palestiniens. Une prison où ils
s ‘ organisent pour survivre. Plus encore que les destructions matérielles
comme celle de l’hôpital du Croissant rouge par « Plomb durci », c’est le
comportement des Gazaouis, leur patriotisme, leur amour de la mer et
des plages, leur constante préoccupation du bien-être de leurs enfants,
innombrables et rieurs, qui hantent notre mémoire. Nous avons été
impressionnés par leur ingénieuse manière de faire face à toutes les
pénuries qui leur sont imposées. Nous les avons vu confectionner des
briques faute de ciment pour reconstruire les milliers de maisons
détruites par les chars. On nous a confirmé qu’il y avait eu mille quatre
cents morts — femmes, enfants, vieillards inclus dans le camp
palestinien — au cours de cette opération « Plomb durci » menée par
l’armée israélienne, contre seulement cinquante blessés côté israélien. Je
partage les conclusions du juge sud-africain. Que des Juifs puissent
perpétrer eux-mêmes des crimes de guerre, c’est insupportable. Hélas,
l’histoire donne peu d ‘ exemples de peuples qui tirent les leçons de leur
propre histoire.
Je sais, le Hamas qui avait gagné les dernières élections législatives n’a
pas pu éviter que des rockets soient envoyées sur les villes israéliennes
en réponse à la situation d’isolement et de blocus dans laquelle se
trouvent les Gazaouis. Je pense bien évidemment que le terrorisme est
inacceptable, mais il faut reconnaître que lorsque l’on est occupé avec des
moyens militaires infiniment supérieurs aux vôtres, la réaction populaire
ne peut pas être que non-violente.
Est-ce que ça sert le Hamas d’envoyer des rockets sur la ville de Sdérot
? La réponse est non. Ça ne sert pas sa cause, mais on peut expliquer ce
geste par l’exaspération des Gazaouis. Dans la notion d’exaspération, il
faut comprendre la violence comme une regrettable conclusion de
situations inacceptables pour ceux qui les subissent. Alors, on peut se
dire que le terrorisme est une forme d’exaspération. Et que cette
exaspération est un terme négatif. Il ne faudrait pas ex-aspérer, il
faudrait es-pérer. L’exaspération est un déni de l’espoir. Elle est
compréhensible, je dirais presque qu’elle est naturelle, mais pour autant
elle n’est pas acceptable. Parce qu ‘ elle ne permet pas d’obtenir les
résultats que peut éventuellement produire l’espérance.
La non-violence, le chemin que nous devons apprendre à suivre.
Je suis convaincu que l’avenir appartient à la non-violence, à la
conciliation des cultures différentes. C’est par cette voie que l’humanité
devra franchir sa prochaine étape. Et là, je rejoins Sartre, on ne peut pas
excuser les terroristes qui jettent des bombes, on peut les comprendre.
Sartre écrit en 1947 : « Je reconnais que la violence sous quelque forme
qu’elle se manifeste est un échec. Mais c’est un échec inévitable parce
que nous sommes dans un univers de violence. Et s’il est vrai que le
recours à la violence reste la violence qui risque de la perpétuer, il est
vrai aussi c ‘ est l’unique moyen de la faire cesser 4. » À quoi j’ajouterais
que la non-violence est un moyen plus sûr de la faire cesser. On ne peut
pas soutenir les terroristes comme Sartre l’a fait au nom de ce principe
pendant la guerre d’Algérie, ou lors de l’attentat des jeux de Munich, en
1972, commis contre des athlètes israéliens. Ce n’est pas efficace et
Sartre lui-même finira par s’interroger à la fin de sa vie sur le sens du
terrorisme et à douter de sa raison d’être. Se dire « la violence n’est pas
efficace », c’est bien plus important que de savoir si on doit condamner ou
pas ceux qui s ‘ y livrent. Le terrorisme n’est pas efficace. Dans la notion
d’efficacité, il faut une espérance non-violente. S’il existe une espérance
violente, c’est dans la poésie de Guillaume Apollinaire : « Que l’espérance
est violente » ; pas en politique. Sartre, en mars 1980, à trois semaines de
sa mort, déclarait : « Il faut essayer d’expliquer pourquoi le monde de
maintenant, qui est horrible, n’est qu’un moment dans le long déve-
loppement historique, que l’espoir a toujours été une des forces
dominantes des révolutions et des insurrections, et comment je ressens
encore l’espoir comme ma conception de l’avenir 5
Il faut comprendre que la violence tourne le dos à l’espoir. Il faut lui
préférer l’espérance, l ‘ espérance de la non-violence. C’est le chemin
que nous devons apprendre à suivre. Aussi bien du côté des
oppresseurs que des opprimés, il faut arriver à une négociation
pour faire disparaître l’oppression ; c’est ce qui permettra de ne plus
avoir de violence terroriste. C’est pourquoi il ne faut pas laisser
s’accumuler trop de haine.
Le message d’un Mandela, d’un Martin Luther King trouve toute sa
pertinence dans un monde qui a dépassé la confrontation des
idéologies et le totalitarisme conquérant. C’est un message d’espoir
dans la capacité des sociétés modernes à dépasser les conflits par
une compréhension mutuelle et une patience vigilante. Pour y
parvenir, il faut se fonder sur les droits, dont la violation, quel qu’en
soit l’ auteur, doit provoquer notre indignation. Il n’y a pas à
transiger sur ces droits.
Pour une insurrection pacifique
J’ai noté — et je ne suis pas le seul — la réaction du gouvernement
israélien confronté au fait que chaque vendredi les citoyens de Bil’id
vont, sans jeter de pierres, sans utiliser la force, jusqu’au mur
contre lequel ils protestent. Les autorités israéliennes ont qualifié
cette marche de « terrorisme non-violent ». Pas mal… Il faut être
israélien pour qualifier de terroriste la non-violence. Il faut surtout
être embarrassé par l’efficacité de la non-violence qui tient à ce
qu’elle suscite l’appui, la compréhension, le soutien de tous ceux
qui dans le monde sont les adversaires de l’oppression.
La pensée productiviste, portée par l’Occident, a entraîné le monde
dans une crise dont il faut sortir par une rupture radicale avec la
fuite en avant du « toujours plus », dans le domaine financier mais
aussi dans le domaine des sciences et des techniques. Il est grand
temps que le souci d’éthique, de justice, d’équilibre durable
devienne prévalent. Car les risques les plus graves nous menacent.
Ils peuvent mettre un terme à l’aventure humaine sur une planète
qu’elle peut rendre inhabitable pour l ‘ homme.
Mais il reste vrai que d’importants progrès ont été faits depuis 1948: la
décolonisation, la fin de l’apartheid, la destruction de l’empire soviétique,
la chute du Mur de Berlin. Par contre, les dix premières années du XXIe
siècle ont été une période de recul. Ce recul, je l’explique en partie par la
présidence américaine de George Bush, le 11 septembre, et les
conséquences désastreuses qu’en ont tirées les Etats-Unis, comme cette
intervention militaire en Irak. Nous avons eu cette crise économique,
mais nous n’en avons pas davantage initié une nouvelle politique de
développement.
De même, le sommet de Copenhague contre le réchauffement
climatique n ‘ a pas permis d’engager une véritable
politique pour la préservation de la planète. Nous sommes à un seuil,
entre les horreurs de la première décennie et les possibilités des
décennies suivantes. Mais il faut espérer, il faut toujours espérer. La
décennie précédente, celle des années 1990, avait été source de grands
progrès. Les Nations unies ont su convoquer des conférences comme
celles de Rio sur l’environnement, en 1992 ; celle de Pékin sur les
femmes, en 1995 ; en septembre 2000, à l ‘ initiative du secrétaire général
des Nations unies, Kofi Annan, les 191 pays membres ont adopté la
déclaration sur les « Huit objectifs du millénaire pour le développement »,
par laquelle ils s’engagent notamment à réduire de moitié la pauvreté
dans le monde d’ ici 2015. Mon grand regret, c’est que ni Obama ni
l’Union européenne ne se soient encore manifestés avec ce qui devrait
être leur apport pour une phase constructive, s ‘ appuyant sur les valeurs
fondamentales.
Comment conclure cet appel à s’indigner ? En rappelant encore que, à
l’occasion du soixantième anniversaire du Programme du Conseil national
de la Résistance, nous disions le 8 mars 2004, nous vétérans des
mouvements de Résistance et des forces combattantes de la France libre
(1940-1945), que certes « le nazisme est vaincu, grâce au sacrifice de nos
frères et soeurs de la Résistance et des Nations unies contre la barbarie
fasciste. Mais cette menace n’ a pas totalement disparu et notre colère
contre l’injustice est toujours intacte ».
Non, cette menace n’a pas totalement disparu. Aussi, appelons-nous
toujours à « une véritable insurrection pacifique contre les moyens de
communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre
jeunesse que la consommation de masse, le mépris des plus faibles et de la
culture, l’amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre
tous. »
À ceux et celles qui feront le XXI’ siècle, nous disons avec notre affection
:
« CRÉER, C’EST RÉSISTER.
RÉSISTER, C’EST CRÉER. »
NOTES
1 Créé clandestinement le 27 mai 1943, à Paris, par les représentants des
huit grands mouvements de Résistance ; des deux grands syndicats
d’avant-guerre : la CGT, la CFTC (confédération française des travailleurs
chrétiens) ; et des six principaux partis politiques de la Troisième Ré-
publique dont le PC et la SFIO (les socialistes), le Conseil national de la
Résistance (CNR) tint sa première réunion ce 27 mai, sous la présidence
de Jean Moulin, délégué du général de Gaulle lequel voulait instaurer ce
Conseil pour rendre plus efficace la lutte contre les nazis, renforcer sa
propre légitimité face aux alliés. De Gaulle chargeait ce conseil d’élaborer
un programme de gouvernement en prévision de la libération de la
France. Ce programme fit l’objet de plusieurs va et vient entre le CNR et
le gouvernement de la France libre, à la fois à Londres et à Alger, avant
d’être adopté le 15 mars 1944, en assemblée plénière par le CNR. Ce
programme est remis solennellement au Général de Gaulle par le CNR le
25 août 1944, à l’hôtel de Ville de Paris. Notons que l’ordonnance sur la
presse est promulguée dès le 26 août. Et qu’un des principaux
rédacteurs du programme fut Roger Ginsburger, fils d’un rabbin alsacien
; alors, sous le pseudonyme de Pierre Villon, il est secrétaire général du
Front national de l’indépendance de la France, mouvement de résistance
créé par le Parti communiste français, en 1941, et représente ce
mouvement au sein du CNR et de son bureau permanent.
2 D’après une estimation syndicaliste, on est passé de 75 à 80% du revenu
comme montant des retraites à environ 50%, ceci étant un ordre de
grandeur. Jean-Paul Domin, maître de conférence en Économie à l’Uni-
versité de Reims Champagne-Ardennes, en 2010, rédige pour l’Institut
Européen du Salariat une note sur « L’assurance maladie complémen-
taire ». Il y révèle combien l’accès à une complémentaire de qualité est
désormais un privilège dû à la position dans l’emploi, que les plus
14
fragiles renoncent à des soins faute d’assurances complémentaires et de
l’importance du reste à payer ; que la source du problème est de n’avoir
plus fait du salaire le support des droits sociaux — point central des
ordonnances des 4 et 15 octobre 1945. Celles-ci promulguaient la
Sécurité sociale et plaçaient sa gestion, sous la double autorité des
représentants des travailleurs et de l’État. Depuis les réformes Juppé de
1995 prononcées par ordonnances, puis la loi Douste Blazy (docteur de
formation), de 2004, c’est l’État seul qui gère la Sécurité sociale. C’est
par exemple le chef de l’État qui nomme par décret le directeur général
de la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM). Ce ne sont plus
comme aux lendemains de la Libération, des syndicalistes qui en sont à
la tête des caisses primaires départementales mais l’État, via les préfets.
Les représentants des travailleurs n’y tiennent plus qu’un rôle de
conseiller.
3 La Déclaration universelle des droits de l’homme fut adoptée le 10
décembre 1948, à Paris, par l’Assemblée générale des Nations unies par
48 États sur les 58 membres. Huit s’abstinrent : l’Afrique du Sud, à
cause de l’apartheid que la déclaration condamnait de fait ; l’Arabie
saoudite, du même, à cause de l’égalité hommes femmes ; l’Union
soviétique (la Russie, l’Ukraine, le Biélorussie), la Pologne, laTchécoslovaquie,
la Yougoslavie, estimant quant à eux que la
Déclaration n’allait pas assez loin dans la prise en compte des droits
économiques et sociaux et sur la question des droits des minorités ; on
note cependant que la Russie en particulier s’opposa à la proposition
australienne de créer une Cour internationale des Droits de l’homme
chargée d’examiner les pétitions adressées aux Nations unies ; il faut ici
rappeler que l’article 8 de la Déclaration introduit le principe du recours
individuel contre un État en cas de violation des droits fondamentaux ;
ce principe allait trouver en Europe son application en 1998, avec la
création d’une Cour européenne des droits de l’homme permanente qui
garantit ce droit de recours à plus de 800 millions d’Européens.
4 Sartre, J.-P., « Situation de l’écrivain en 1947 o, in Situations II, Paris,
Gallimard, 1948.
5 Sartre, J.-P., « Maintenant l’espoir… (III) » in Le Nouvel Observateur, 24
mars 1980.
6 Les signataires de l’Appel du 8 mars 2004 sont : Lucie Aubrac,
Raymond Aubrac, Henri Bartoli, Daniel Cordier, Philippe Dechartre,
Georges Guingouin, Stéphane Hessel, Maurice Kriegel-Valrimont, Lise
London, Georges Séguy, Germaine Tillion, Jean-Pierre Vernant, Maurice
Voutey.
POSTFACE
Stéphane Hessel est né à Berlin, en 1917, d’un père juif écrivain,
traducteur, Franz Hessel, et d’une mère peintre, mélomane, Helen
Grund, écrivaine elle-même. Ses parents s’établissent à Paris en 1924,
avec leurs deux enfants, Ulrich, l’aîné, et Stéphane. Grâce au milieu
familial, tous deux fréquentent l’avant-garde parisienne, dont le dadaïste
Marcel Duchamp et le sculpteur américain Alexandre Calder. Stéphane
entre à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 1939, mais la
guerre interrompt ses études. Naturalisé français depuis 1937, il est
mobilisé et connaît la drôle de guerre, voit le maréchal Pétain brader la
souveraineté française. En mai 1941, il rejoint la France libre du général
de Gaulle, à Londres. Il travaille au Bureau de contre-espionnage, de
renseignement et d’action (BCRA). Par une nuit de fin mars 1944, il est
débarqué clandestinement en France sous le nom de code « Greco » avec
pour mission d’entrer en contact avec les différents réseaux parisiens, de
trouver de nouveaux lieux d’émission radio pour faire passer à Londres
les renseignements recueillis, en vue du débarquement allié. Le 10 juillet
1944, il est arrêté à Paris par la Gestapo sur dénonciation : « On ne
poursuit pas quelqu’un qui a parlé sous la torture », écrira-t-il dans un
livre de mémoires, Danse avec le siècle, en 1997. Après desinterrogatoires sous la torture — l ‘épreuve de la baignoire notamment, mais il déstabilise ses tortionnaires en leur parlant allemand, sa langue natale — il est envoyé au camp de Buchenwald, en Allemagne, le 8 août 1944, donc à quelques jours de la libération de Paris. A la veille d’être pendu, il parvient in extremis à échanger son identité contre celle d’un
français décédé du typhus dans le camp. Sous son nouveau nom, Michel
Boitel, fraiseur de métier, il est transféré au camp de Rottleberode à
proximité de l’usine de train d’atterrissage des bombardiers allemands,
les Junker 52, mais heureusement — sa chance éternelle —, il est versé
au service comptabilité. Il s’évade. Repris, il est déplacé au camp de
Dora où sont fabriquées les V-1 et V-2, ces fusées avec lesquelles les
nazis espèrent encore gagner la guerre. Affecté à la compagnie
disciplinaire, il s’évade à nouveau et cette fois pour de bon ; les troupes
alliées se rapprochent de Dora. Enfin, il retrouve Paris, sa femme Vitia
— la mère de ses trois enfants, deux garçons et une fille.
Cette vie restituée, il fallait l’engager », écrit l’ancien de la France
libre, dans ses mémoires. En 1946, après avoir réussi le concours
d ‘ entrée au ministère des Affaires étrangères, Stéphane Hessel devient
diplomate. Son premier poste est aux Nations unies où, cette année-là,
Henri Laugier, secrétaire général adjoint des Nations unies et secrétaire
de la Commission des droits de l’homme, lui propose d’être son
secrétaire de cabinet. C’est à ce titre que Stéphane Hessel rejoint la
commission chargée d’élaborer ce qui sera la Déclaration universelle des
Droits de l’homme. On considère que sur ses douze membres, six ont
joué un rôle plus essentiel : Eleanor Roosevelt, la veuve du Président
Roosevelt décédé en 1945, féministe engagée, elle préside la commission
; le docteur Chang (Chine de Tchang Kaïchek et non de Mao) : vice-
président de la commission, il affirma que la Déclaration ne devait pas
être le reflet des seules idées occidentales ; Charles Habib Malik (Liban),
rapporteur de la commission, souvent présenté comme la force motrice »,
avec Eleanor Roosevelt ; René Cassin (France), juriste et diplomate,
président de la commission consultative des Droits de l’homme auprès
du Quai d’Orsay ; on lui doit la rédaction de plusieurs articles et d’avoir
su composer avec les craintes de certains États, y compris la France, de
voir leur souveraineté coloniale menacée par cette déclaration — il avait
une conception exigeante et interventionniste des Droits de l’homme ;
John Peters Humphrey (Canada), avocat et diplomate, proche
collaborateur de Laugier, il écrivit la première ébauche, un document de
400 pages ; enfin Stéphane Hessel (France), diplomate, chef de cabinet
du même Laugier, le plus jeune. On voit combien l’esprit de la France
libre souffla sur cette commission. La Déclaration est adoptée le 10
décembre 1948 par les Nations unies au palais de Chaillot, à Paris. Avec
l’ afflux de nouveaux fonctionnaires, dont beaucoup convoitent un poste
bien rémunéré, « isolant les marginaux en quête d’idéal » selon le propre
commentaire d ‘ Hessel dans ses mémoires, il quitte les Nations unies. Il
est affecté par le ministère des Affaires Étrangères à la représentation de
la France au sein d’institutions internationales, l’occasion de retrouver
temporairement, à ce titre, New York et les Nations unies. Pendant la
guerre d’Algérie, il milite en faveur de l ‘ indépendance algérienne. En
1977, avec la complicité du secrétaire général de l’Élysée, Claude
Brossolette, le fils de Pierre, chef autrefois du BCRA, il se voit proposer
par le président Valéry Giscard d’Estaing le poste d’ambassadeur auprès
des Nations unies, à Genève. Il ne cache pas que, de tous les hommes
d’État français, celui dont il s ‘ est senti le plus proche est Pierre Mendès
France, connu à Londres à l’époque de la France libre et retrouvé aux
Nations unies en 1946 à New York, où ce dernier représente la France au
sein du Conseil économique et social. Il va devoir sa consécration comme
diplomate à « cette modification dans le gouvernement de la France,
écrit-il encore, que constitue l’arrivée de François Mitterrand à l’Élysée »,
en 1981. « Elle a fait d’un diplomate assez étroitement spécialisé dans la
coopération multilatérale, arrivé à deux ans de sa retraite, un
ambassadeur de France. » Il adhère au parti socialiste. « Je me demande
pourquoi ? Première réponse : le choc de l ‘année 1995. Je n’imaginais
pas les Français assez imprudents pour porter Jacques Chirac à la
présidence. » Disposant désormais d’un passeport diplomatique, il se
rend avec sa nouvelle femme en 2008 et 2009 dans la bande de Gaza et
à son retour témoigne sur la douloureuse existence des Gazaouis. « Je
me suis toujours situé du côté des dissidents, déclare-t-il à la même
époque. »
C’est bien celui-là qui parle ici, à 93 ans.
S. C.
INDIGNEZ-VOUS
De Stéphane Hessel
93 ans. C’est un peu la toute dernière étape. La fin n’est plus bien loin.
Quelle chance de pouvoir en profiter pour rappeler ce qui a servi de socle
à mon engagement politique : les années de résistance et le programme
élaboré il y a soixante-six ans par le Conseil National de la Résistance !
C’est à Jean Moulin que nous devons, dans le cadre de ce Conseil, la
réunion de toutes les composantes de la France occupée, les
mouvements, les partis, les syndicats, pour proclamer leur adhésion à la
France combattante et au seul chef qu’elle se reconnaissait : le général de
Gaulle. De Londres où j’avais rejoint le général de Gaulle en mars 1941,
j’apprenais que ce Conseil avait mis au point un programme, l’avait
adopté le 15 mars 1944, proposé pour la France libérée un ensemble de
principes et de valeurs sur lesquels reposerait la démocratie moderne de
notre pays.
De ces principes et de ces valeurs, nous avons aujourd’hui plus que
jamais besoin. Il nous appartient de veiller tous ensemble à ce que notre
société reste une société dont nous soyons fiers : pas cette société des
sans-papiers, des expulsions, des soupçons à l’égard des immigrés, pas
cette société où l’on remet en cause les retraites, les acquis de la Sécurité
sociale, pas cette société où les médias sont entre les mains des nantis,
toutes choses que nous aurions refusé de cautionner si nous avions été
les véritables héritiers du Conseil National de la Résistance.
A partir de 1945, après un drame atroce, c’est une ambitieuse
résurrection à laquelle se livrent les forces présentes au sein du Conseil de
la Résistance. Rappelons-le, c’est alors qu’est créée la Sécurité sociale
comme la Résistance le souhaitait, comme son programme le stipulait : «
Un plan complet de Sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens
des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les
procurer par le travail » ; « une retraite permettant aux vieux travailleurs de
finir dignement leurs jours. » Les sources d’énergie, l’électricité et le gaz, les
charbonnages, les grandes banques sont nationalisées. C’est ce que ce
programme préconisait encore, « le retour à la nation des grands moyens de
production monopolisés, fruit du travail commun, des sources d’énergie,
des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurance et des grandes
banques » ;
« l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale,
impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de
la direction de l’économie ». L’intérêt général doit primer sur l’ intérêt
particulier, le juste partage des richesses créées par le monde du travail
primer sur le pouvoir de l ‘argent. La Résistance propose
« une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination
des intérêts particuliers à l’intérêt général et affranchie de la dictature
professionnelle instaurée à l’image des États fascistes », et le
Gouvernement provisoire de la République s’en fait le relais.
Une véritable démocratie a besoin d’une presse indépendante ; la
Résistance le sait, l’exige, en défendant
« la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de
l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères. » C’est ce que
relaient encore les ordonnances sur la presse, dès 1944. Or, c’est bien ce
qui est aujourd’hui en danger.
La Résistance en appelait à « la possibilité effective pour tous les enfants
français de bénéficier de l’instruction la plus développée », sans
discrimination ; or, les réformes proposées en 2008 vont à l’encontre de ce
projet. De jeunes enseignants, dont je soutiens l’action, ont été jusqu’à
refuser de les appliquer et ils ont vu leurs salaires amputés en guise de
punition. Ils se sont indignés, ont « désobéi », ont jugé ces réformes trop
éloignées de l’idéal de l’école républicaine, trop au service d’une société de
l’argent et ne développant plus assez l’esprit créatif et critique.
C’est tout le socle des conquêtes sociales de la Résistance qui est
aujourd’hui remis en cause.
Le motif de la résistance, c’est l’indignation.
On ose nous dire que l ‘État ne peut plus assurer les coûts de ces
mesures citoyennes. Mais comment peut-il manquer aujourd’hui de l’argent
pour maintenir et prolonger ces conquêtes alors que la production de
richesses a considérablement augmenté depuis la Libération, période où
l’Europe était ruinée ? Sinon parce que le pouvoir de l’argent, tellement
combattu par la Résistance, n ‘a jamais été aussi grand, insolent, égoïste,
avec ses propres serviteurs jusque dans les plus hautes sphères de l’État.
Les banques désormais privatisées se montrent d’abord soucieuses de leurs
dividendes, et des très haut salaires de leurs dirigeants, pas de l’intérêt
général. L’écart entre les plus pauvres et les plus riches n’a jamais été aussi
important ; et la course à l’argent, la compétition, autant encouragée.
Le motif de base de la Résistance était l’indignation. Nous, vétérans des
mouvements de résistance et des forces combattantes de la France libre,
nous appelons les jeunes générations à faire vivre, transmettre, l’héritage de
la Résistance et ses idéaux. Nous leur disons : prenez le relais, indignez-
vous ! Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l’ensemble
de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser impressionner par
l’actuelle dictature internationale des marchés financiers qui menace la
paix et la démocratie.
Je vous souhaite à tous, à chacun d’entre vous, d’avoir votre motif
d’indignation. C’est précieux. Quand quelque chose vous indigne comme
j’ai été indigné par le nazisme, alors on devient militant, fort et engagé.
On rejoint ce courant de l’histoire et le grand courant de l ‘ histoire doit se
poursuivre grâce à chacun. Et ce courant va vers plus de justice, plus de
liberté mais pas cette liberté incontrôlée du renard dans le poulailler. Ces
droits, dont la Déclaration universelle a rédigé le programme en 1948,
sont universels. Si vous rencontrez quelqu’un qui n’ en bénéficie pas,
plaignez-le, aidez-le à les conquérir.
Deux visions de l’histoire
Quand j’essaie de comprendre ce qui a causé le fascisme, qui a fait que
nous ayons été envahis par lui et par Vichy, je me dis que les possédants,
avec leur égoïsme, ont eu terriblement peur de la révolution bolchévique.
Ils se sont laissés guider par leurs peurs. Mais si, aujourd’hui comme
alors, une minorité active se dresse, cela suffira, nous aurons le levain
pour que la pâte lève. Certes, l’expérience d’un très vieux comme moi, né
en 1917, se différencie de l’expérience des jeunes d’aujourd’hui. Je
demande souvent à des professeurs de collège la possibilité d’intervenir
auprès de leurs élèves, et je leur dis : vous n’avez pas les mêmes raisons
évidentes de vous engager. Pour nous, résister, c’était ne pas accepter
l’occupation allemande, la défaite. C’était relativement simple. Simple
comme ce qui a suivi, la décolonisation. Puis la guerre d’Algérie. Il fallait
que l’Algérie devienne indépendante, c’était évident. Quant à Staline,
nous avons tous applaudi à la victoire de l’Armée rouge contre les nazis,
en 1943. Mais déjà lorsque nous avions eu connaissance des grands
procès staliniens de 1935, et même s’il fallait garder une oreille ouverte
vers le communisme pour contrebalancer le capitalisme américain, la
nécessité de s’opposer à cette forme insupportable de totalitarisme s’était
imposée comme une évidence. Ma longue vie m’a donné une succession
de raisons de m’indigner.
Ces raisons sont nées moins d’une émotion que d’une volonté
d’engagement. Le jeune normalien que j ‘ étais a été très marqué par
Sartre, un aîné condisciple. La Nausée, Le Mur, pas L ‘Être et le
néant, ont été très importants dans la formation de ma pensée. Sartre
nous a appris à nous dire : « Vous êtes responsables en tant qu’indi-
vidus. » C’était un message libertaire. La responsabilité de l ‘ homme qui
ne peut s’en remettre ni à un pouvoir ni à un dieu. Au contraire, il faut
s’engager au nom de sa responsabilité de personne humaine. Quand je
suis entré à l’École normale de la rue d’Ulm, à Paris, en 1939, j’y
entrais comme fervent disciple du philosophe Hegel, et je suivais le
séminaire de Maurice Merleau-Ponty. Son enseignement explorait
l’expérience concrète, celle du corps et de ses relations avec le sens,
grand singulier face au pluriel des sens. Mais mon optimisme naturel,
qui veut que tout ce qui est souhaitable soit possible, me portait plutôt
vers Hegel. L’ hégélianisme interprète la longue histoire de l’humanité
comme ayant un sens : c’est la liberté de l’homme progressant étape
par étape. L’histoire est faite de chocs successifs, c’est la prise en
compte de défis. L’histoire des sociétés progresse, et au bout, l’homme
ayant atteint sa liberté complète, nous avons l’État démocratique dans
sa forme idéale.
Il existe bien sûr une autre conception de l ‘ histoire. Les progrès faits
par la liberté, la compétition, la course au « toujours plus », cela peut
être vécu comme un ouragan destructeur. C’est ainsi que la représente
un ami de mon père, l’homme qui a partagé avec lui la tâche de
traduire en allemand À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust.
C’est le philosophe allemand Walter Benjamin. Il avait tiré un message
pessimiste d’un tableau du peintre suisse, Paul Klee, l’Angelus Novus,
où la figure de l ‘ ange ouvre les bras comme pour contenir et repousser
une tempête qu’il identifie avec le progrès. Pour Benjamin qui se
suicidera en septembre 1940 pour fuir le nazisme, le sens de l’histoire,
c’est le cheminement irrésistible de catastrophe en catastrophe.
L’indifférence : la pire des attitudes
C’est vrai, les raisons de s’indigner peuvent paraître aujourd ‘ hui moins
nettes ou le monde trop complexe. Qui commande, qui décide ? Il n’est
pas toujours facile de distinguer entre tous les courants qui nous
gouvernent. Nous n’avons plus affaire à une petite élite dont nous
comprenons clairement les agissements. C ‘ est un vaste monde, dont
nous sentons bien qu’il est interdépendant. Nous vivons dans une inter
connectivité comme jamais encore il n’en a existé. Mais dans ce monde, il
y a des choses insupportables. Pour le voir, il faut bien regarder,
chercher. Je dis aux jeunes : cherchez un peu, vous allez trouver. La pire
des attitudes est l’indifférence, dire « je n’y peux rien, je me débrouille ».
En vous comportant ainsi, vous perdez l’une des composantes
essentielles qui fait l’humain. Une des composantes indispensables : la
faculté d’indignation et l’engagement qui en est la conséquence.
On peut déjà identifier deux grands nouveaux défis :
1. L ‘ immense écart qui existe entre les très pauvres et les très riches et
qui ne cesse de s’accroître. C’est une innovation des XX` et XXI` siècle.
Les très pauvres dans le monde d’aujourd’hui gagnent à peine deux
dollars par jour. On ne peut pas laisser cet écart se creuser encore. Ce
constat seul doit susciter un engagement.
2. Les droits de l’homme et l’état de la planète. J’ai eu la chance après
la Libération d’être associé à la rédaction de la Déclaration universelle des
droits de l’homme adoptée par l’Organisation des Nations unies, le 10
décembre 1948, à Paris, au palais de Chaillot. C’est au titre de chef de
cabinet de Henri Laugier, secrétaire général adjoint de l’ONU, et
secrétaire de la Commission des Droits de l’ homme que j’ai, avec d ‘ autres,
été amené à participer à la rédaction de cette déclaration. Je ne saurais
oublier, dans son élaboration, le rôle de René Cassin, commissaire
national à la Justice et à l’Éducation du gouvernement de la France libre,
à Londres, en 1941, qui fut prix Nobel de la paix en 1968, ni celui de
Pierre Mendès France au sein du Conseil économique et social à qui les
textes que nous élaborions étaient soumis, avant d’être examinés par la
Troisième commission de l’assemblée générale, en charge des questions
sociales, humanitaires et culturelles. Elle comptait les cinquante-quatre
États membres, à l’époque, des Nations unies, et j’en assurais le
secrétariat. C’est à René Cassin que nous devons le terme de droits «
universels » et non « internationaux » comme le proposaient nos amis
anglo-saxons. Car là est bien l’enjeu au sortir de la seconde guerre
mondiale : s’émanciper des menaces que le totalitarisme a fait peser sur
l’humanité. Pour s ‘ en émanciper, il faut obtenir que les États membres de
l’ONU s’engagent à respecter ces droits universels. C’est une manière de
déjouer l’argument de pleine souveraineté qu’un État peut faire valoir
alors qu’il se livre à des crimes contre l’humanité sur son sol. Ce fut le
cas d’Hitler qui s’estimait maître chez lui et autorisé à provoquer un
génocide. Cette déclaration universelle doit beaucoup à la révulsion
universelle envers le nazisme, le fascisme, le totalitarisme, et même, par
notre présence, à l’esprit de la Résistance. Je sentais qu’il fallait faire
vite, ne pas être dupe de l’hypocrisie qu’il y avait dans l’ adhésion
proclamée par les vainqueurs à ces valeurs que tous n’avaient pas
l’intention de promouvoir loyalement, mais que nous tentions de leur
imposer .
Je ne résiste pas à l’envie de citer l’article 15 de la Déclaration
universelle des Droits de l’ homme : « Tout individu a droit à une
nationalité » ; l’article 22 : « Toute personne, en tant que membre de la
société, a droit à la Sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la
satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à
sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort
national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation
et des ressources de chaque pays. » Et si cette déclaration a une portée
déclarative, et non pas juridique, elle n’en a pas moins joué un rôle
puissant depuis 1948 ; on a vu des peuples colonisés s’en saisir dans leur
lutte d’indépendance ; elle a ensemencé les esprits dans leur combat pour
la liberté.
Je constate avec plaisir qu ‘ au cours des dernières décennies se sont
multipliés les organisations non gouvernementales, les mouvements
sociaux comme Attac (Association pour la taxation des transactions
financières), la FIDH (Fédération internationale des Droits de l’homme),
Amnesty… qui sont agissants et performants. Il est évident que pour être
efficace aujourd ‘ hui, il faut agir en réseau, profiter de tous les moyens
modernes de communication.
Aux jeunes, je dis : regardez autour de vous, vous y trouverez les
thèmes qui justifient votre indignation — le traitement faits aux
immigrés, aux sans-papiers, aux Roms. Vous trouverez des situations
concrètes qui vous amènent à donner cours à une action citoyenne forte.
Cherchez et vous trouverez !
Mon indignation à propos de la Palestine
Aujourd’hui, ma principale indignation concerne la Palestine, la bande
de Gaza, la Cisjordanie. Ce conflit est la source même d’une indignation.
Il faut absolument lire le rapport Richard Goldstone de septembre 2009
sur Gaza, dans lequel ce juge sud-africain, juif, qui se dit même sioniste,
accuse l’armée israélienne d’avoir commis des « actes assimilables à des
crimes de guerre et peut-être, dans certaines circonstances, à des crimes
contre l’humanité » pendant son opération « Plomb durci » qui a duré trois
semaines. Je suis moi-même retourné à Gaza, en 2009, où j’ai pu entrer
avec ma femme grâce à nos passeports diplomatiques afin d’étudier de
visu ce que ce rapport disait. Les gens qui nous accompagnaient n ‘ ont
pas été autorisés à pénétrer dans la bande de Gaza. Là et en Cisjordanie.
Nous avons aussi visité les camps de réfugiés palestiniens mis en place
dès 1948 par l’agence des Nations unies, l’UNRWA, où plus de trois
millions de Palestiniens chassés de leurs terres par Israël attendent un
retour de plus en plus problématique. Quant à Gaza, c’est une prison à
ciel ouvert pour un million et demi de Palestiniens. Une prison où ils
s ‘ organisent pour survivre. Plus encore que les destructions matérielles
comme celle de l’hôpital du Croissant rouge par « Plomb durci », c’est le
comportement des Gazaouis, leur patriotisme, leur amour de la mer et
des plages, leur constante préoccupation du bien-être de leurs enfants,
innombrables et rieurs, qui hantent notre mémoire. Nous avons été
impressionnés par leur ingénieuse manière de faire face à toutes les
pénuries qui leur sont imposées. Nous les avons vu confectionner des
briques faute de ciment pour reconstruire les milliers de maisons
détruites par les chars. On nous a confirmé qu’il y avait eu mille quatre
cents morts — femmes, enfants, vieillards inclus dans le camp
palestinien — au cours de cette opération « Plomb durci » menée par
l’armée israélienne, contre seulement cinquante blessés côté israélien. Je
partage les conclusions du juge sud-africain. Que des Juifs puissent
perpétrer eux-mêmes des crimes de guerre, c’est insupportable. Hélas,
l’histoire donne peu d ‘ exemples de peuples qui tirent les leçons de leur
propre histoire.
Je sais, le Hamas qui avait gagné les dernières élections législatives n’a
pas pu éviter que des rockets soient envoyées sur les villes israéliennes
en réponse à la situation d’isolement et de blocus dans laquelle se
trouvent les Gazaouis. Je pense bien évidemment que le terrorisme est
inacceptable, mais il faut reconnaître que lorsque l’on est occupé avec des
moyens militaires infiniment supérieurs aux vôtres, la réaction populaire
ne peut pas être que non-violente.
Est-ce que ça sert le Hamas d’envoyer des rockets sur la ville de Sdérot
? La réponse est non. Ça ne sert pas sa cause, mais on peut expliquer ce
geste par l’exaspération des Gazaouis. Dans la notion d’exaspération, il
faut comprendre la violence comme une regrettable conclusion de
situations inacceptables pour ceux qui les subissent. Alors, on peut se
dire que le terrorisme est une forme d’exaspération. Et que cette
exaspération est un terme négatif. Il ne faudrait pas ex-aspérer, il
faudrait es-pérer. L’exaspération est un déni de l’espoir. Elle est
compréhensible, je dirais presque qu’elle est naturelle, mais pour autant
elle n’est pas acceptable. Parce qu ‘ elle ne permet pas d’obtenir les
résultats que peut éventuellement produire l’espérance.
La non-violence, le chemin que nous devons apprendre à suivre.
Je suis convaincu que l’avenir appartient à la non-violence, à la
conciliation des cultures différentes. C’est par cette voie que l’humanité
devra franchir sa prochaine étape. Et là, je rejoins Sartre, on ne peut pas
excuser les terroristes qui jettent des bombes, on peut les comprendre.
Sartre écrit en 1947 : « Je reconnais que la violence sous quelque forme
qu’elle se manifeste est un échec. Mais c’est un échec inévitable parce
que nous sommes dans un univers de violence. Et s’il est vrai que le
recours à la violence reste la violence qui risque de la perpétuer, il est
vrai aussi c ‘ est l’unique moyen de la faire cesser 4. » À quoi j’ajouterais
que la non-violence est un moyen plus sûr de la faire cesser. On ne peut
pas soutenir les terroristes comme Sartre l’a fait au nom de ce principe
pendant la guerre d’Algérie, ou lors de l’attentat des jeux de Munich, en
1972, commis contre des athlètes israéliens. Ce n’est pas efficace et
Sartre lui-même finira par s’interroger à la fin de sa vie sur le sens du
terrorisme et à douter de sa raison d’être. Se dire « la violence n’est pas
efficace », c’est bien plus important que de savoir si on doit condamner ou
pas ceux qui s ‘ y livrent. Le terrorisme n’est pas efficace. Dans la notion
d’efficacité, il faut une espérance non-violente. S’il existe une espérance
violente, c’est dans la poésie de Guillaume Apollinaire : « Que l’espérance
est violente » ; pas en politique. Sartre, en mars 1980, à trois semaines de
sa mort, déclarait : « Il faut essayer d’expliquer pourquoi le monde de
maintenant, qui est horrible, n’est qu’un moment dans le long déve-
loppement historique, que l’espoir a toujours été une des forces
dominantes des révolutions et des insurrections, et comment je ressens
encore l’espoir comme ma conception de l’avenir 5
Il faut comprendre que la violence tourne le dos à l’espoir. Il faut lui
préférer l’espérance, l ‘ espérance de la non-violence. C’est le chemin
que nous devons apprendre à suivre. Aussi bien du côté des
oppresseurs que des opprimés, il faut arriver à une négociation
pour faire disparaître l’oppression ; c’est ce qui permettra de ne plus
avoir de violence terroriste. C’est pourquoi il ne faut pas laisser
s’accumuler trop de haine.
Le message d’un Mandela, d’un Martin Luther King trouve toute sa
pertinence dans un monde qui a dépassé la confrontation des
idéologies et le totalitarisme conquérant. C’est un message d’espoir
dans la capacité des sociétés modernes à dépasser les conflits par
une compréhension mutuelle et une patience vigilante. Pour y
parvenir, il faut se fonder sur les droits, dont la violation, quel qu’en
soit l’ auteur, doit provoquer notre indignation. Il n’y a pas à
transiger sur ces droits.
Pour une insurrection pacifique
J’ai noté — et je ne suis pas le seul — la réaction du gouvernement
israélien confronté au fait que chaque vendredi les citoyens de Bil’id
vont, sans jeter de pierres, sans utiliser la force, jusqu’au mur
contre lequel ils protestent. Les autorités israéliennes ont qualifié
cette marche de « terrorisme non-violent ». Pas mal… Il faut être
israélien pour qualifier de terroriste la non-violence. Il faut surtout
être embarrassé par l’efficacité de la non-violence qui tient à ce
qu’elle suscite l’appui, la compréhension, le soutien de tous ceux
qui dans le monde sont les adversaires de l’oppression.
La pensée productiviste, portée par l’Occident, a entraîné le monde
dans une crise dont il faut sortir par une rupture radicale avec la
fuite en avant du « toujours plus », dans le domaine financier mais
aussi dans le domaine des sciences et des techniques. Il est grand
temps que le souci d’éthique, de justice, d’équilibre durable
devienne prévalent. Car les risques les plus graves nous menacent.
Ils peuvent mettre un terme à l’aventure humaine sur une planète
qu’elle peut rendre inhabitable pour l ‘ homme.
Mais il reste vrai que d’importants progrès ont été faits depuis 1948: la
décolonisation, la fin de l’apartheid, la destruction de l’empire soviétique,
la chute du Mur de Berlin. Par contre, les dix premières années du XXIe
siècle ont été une période de recul. Ce recul, je l’explique en partie par la
présidence américaine de George Bush, le 11 septembre, et les
conséquences désastreuses qu’en ont tirées les Etats-Unis, comme cette
intervention militaire en Irak. Nous avons eu cette crise économique,
mais nous n’en avons pas davantage initié une nouvelle politique de
développement.
De même, le sommet de Copenhague contre le réchauffement
climatique n ‘ a pas permis d’engager une véritable
politique pour la préservation de la planète. Nous sommes à un seuil,
entre les horreurs de la première décennie et les possibilités des
décennies suivantes. Mais il faut espérer, il faut toujours espérer. La
décennie précédente, celle des années 1990, avait été source de grands
progrès. Les Nations unies ont su convoquer des conférences comme
celles de Rio sur l’environnement, en 1992 ; celle de Pékin sur les
femmes, en 1995 ; en septembre 2000, à l ‘ initiative du secrétaire général
des Nations unies, Kofi Annan, les 191 pays membres ont adopté la
déclaration sur les « Huit objectifs du millénaire pour le développement »,
par laquelle ils s’engagent notamment à réduire de moitié la pauvreté
dans le monde d’ ici 2015. Mon grand regret, c’est que ni Obama ni
l’Union européenne ne se soient encore manifestés avec ce qui devrait
être leur apport pour une phase constructive, s ‘ appuyant sur les valeurs
fondamentales.
Comment conclure cet appel à s’indigner ? En rappelant encore que, à
l’occasion du soixantième anniversaire du Programme du Conseil national
de la Résistance, nous disions le 8 mars 2004, nous vétérans des
mouvements de Résistance et des forces combattantes de la France libre
(1940-1945), que certes « le nazisme est vaincu, grâce au sacrifice de nos
frères et soeurs de la Résistance et des Nations unies contre la barbarie
fasciste. Mais cette menace n’ a pas totalement disparu et notre colère
contre l’injustice est toujours intacte ».
Non, cette menace n’a pas totalement disparu. Aussi, appelons-nous
toujours à « une véritable insurrection pacifique contre les moyens de
communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre
jeunesse que la consommation de masse, le mépris des plus faibles et de la
culture, l’amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre
tous. »
À ceux et celles qui feront le XXI’ siècle, nous disons avec notre affection
:
« CRÉER, C’EST RÉSISTER.
RÉSISTER, C’EST CRÉER. »
NOTES
1 Créé clandestinement le 27 mai 1943, à Paris, par les représentants des
huit grands mouvements de Résistance ; des deux grands syndicats
d’avant-guerre : la CGT, la CFTC (confédération française des travailleurs
chrétiens) ; et des six principaux partis politiques de la Troisième Ré-
publique dont le PC et la SFIO (les socialistes), le Conseil national de la
Résistance (CNR) tint sa première réunion ce 27 mai, sous la présidence
de Jean Moulin, délégué du général de Gaulle lequel voulait instaurer ce
Conseil pour rendre plus efficace la lutte contre les nazis, renforcer sa
propre légitimité face aux alliés. De Gaulle chargeait ce conseil d’élaborer
un programme de gouvernement en prévision de la libération de la
France. Ce programme fit l’objet de plusieurs va et vient entre le CNR et
le gouvernement de la France libre, à la fois à Londres et à Alger, avant
d’être adopté le 15 mars 1944, en assemblée plénière par le CNR. Ce
programme est remis solennellement au Général de Gaulle par le CNR le
25 août 1944, à l’hôtel de Ville de Paris. Notons que l’ordonnance sur la
presse est promulguée dès le 26 août. Et qu’un des principaux
rédacteurs du programme fut Roger Ginsburger, fils d’un rabbin alsacien
; alors, sous le pseudonyme de Pierre Villon, il est secrétaire général du
Front national de l’indépendance de la France, mouvement de résistance
créé par le Parti communiste français, en 1941, et représente ce
mouvement au sein du CNR et de son bureau permanent.
2 D’après une estimation syndicaliste, on est passé de 75 à 80% du revenu
comme montant des retraites à environ 50%, ceci étant un ordre de
grandeur. Jean-Paul Domin, maître de conférence en Économie à l’Uni-
versité de Reims Champagne-Ardennes, en 2010, rédige pour l’Institut
Européen du Salariat une note sur « L’assurance maladie complémen-
taire ». Il y révèle combien l’accès à une complémentaire de qualité est
désormais un privilège dû à la position dans l’emploi, que les plus
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fragiles renoncent à des soins faute d’assurances complémentaires et de
l’importance du reste à payer ; que la source du problème est de n’avoir
plus fait du salaire le support des droits sociaux — point central des
ordonnances des 4 et 15 octobre 1945. Celles-ci promulguaient la
Sécurité sociale et plaçaient sa gestion, sous la double autorité des
représentants des travailleurs et de l’État. Depuis les réformes Juppé de
1995 prononcées par ordonnances, puis la loi Douste Blazy (docteur de
formation), de 2004, c’est l’État seul qui gère la Sécurité sociale. C’est
par exemple le chef de l’État qui nomme par décret le directeur général
de la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM). Ce ne sont plus
comme aux lendemains de la Libération, des syndicalistes qui en sont à
la tête des caisses primaires départementales mais l’État, via les préfets.
Les représentants des travailleurs n’y tiennent plus qu’un rôle de
conseiller.
3 La Déclaration universelle des droits de l’homme fut adoptée le 10
décembre 1948, à Paris, par l’Assemblée générale des Nations unies par
48 États sur les 58 membres. Huit s’abstinrent : l’Afrique du Sud, à
cause de l’apartheid que la déclaration condamnait de fait ; l’Arabie
saoudite, du même, à cause de l’égalité hommes femmes ; l’Union
soviétique (la Russie, l’Ukraine, le Biélorussie), la Pologne, laTchécoslovaquie,
la Yougoslavie, estimant quant à eux que la
Déclaration n’allait pas assez loin dans la prise en compte des droits
économiques et sociaux et sur la question des droits des minorités ; on
note cependant que la Russie en particulier s’opposa à la proposition
australienne de créer une Cour internationale des Droits de l’homme
chargée d’examiner les pétitions adressées aux Nations unies ; il faut ici
rappeler que l’article 8 de la Déclaration introduit le principe du recours
individuel contre un État en cas de violation des droits fondamentaux ;
ce principe allait trouver en Europe son application en 1998, avec la
création d’une Cour européenne des droits de l’homme permanente qui
garantit ce droit de recours à plus de 800 millions d’Européens.
4 Sartre, J.-P., « Situation de l’écrivain en 1947 o, in Situations II, Paris,
Gallimard, 1948.
5 Sartre, J.-P., « Maintenant l’espoir… (III) » in Le Nouvel Observateur, 24
mars 1980.
6 Les signataires de l’Appel du 8 mars 2004 sont : Lucie Aubrac,
Raymond Aubrac, Henri Bartoli, Daniel Cordier, Philippe Dechartre,
Georges Guingouin, Stéphane Hessel, Maurice Kriegel-Valrimont, Lise
London, Georges Séguy, Germaine Tillion, Jean-Pierre Vernant, Maurice
Voutey.
POSTFACE
Stéphane Hessel est né à Berlin, en 1917, d’un père juif écrivain,
traducteur, Franz Hessel, et d’une mère peintre, mélomane, Helen
Grund, écrivaine elle-même. Ses parents s’établissent à Paris en 1924,
avec leurs deux enfants, Ulrich, l’aîné, et Stéphane. Grâce au milieu
familial, tous deux fréquentent l’avant-garde parisienne, dont le dadaïste
Marcel Duchamp et le sculpteur américain Alexandre Calder. Stéphane
entre à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 1939, mais la
guerre interrompt ses études. Naturalisé français depuis 1937, il est
mobilisé et connaît la drôle de guerre, voit le maréchal Pétain brader la
souveraineté française. En mai 1941, il rejoint la France libre du général
de Gaulle, à Londres. Il travaille au Bureau de contre-espionnage, de
renseignement et d’action (BCRA). Par une nuit de fin mars 1944, il est
débarqué clandestinement en France sous le nom de code « Greco » avec
pour mission d’entrer en contact avec les différents réseaux parisiens, de
trouver de nouveaux lieux d’émission radio pour faire passer à Londres
les renseignements recueillis, en vue du débarquement allié. Le 10 juillet
1944, il est arrêté à Paris par la Gestapo sur dénonciation : « On ne
poursuit pas quelqu’un qui a parlé sous la torture », écrira-t-il dans un
livre de mémoires, Danse avec le siècle, en 1997. Après desinterrogatoires sous la torture — l ‘épreuve de la baignoire notamment, mais il déstabilise ses tortionnaires en leur parlant allemand, sa langue natale — il est envoyé au camp de Buchenwald, en Allemagne, le 8 août 1944, donc à quelques jours de la libération de Paris. A la veille d’être pendu, il parvient in extremis à échanger son identité contre celle d’un
français décédé du typhus dans le camp. Sous son nouveau nom, Michel
Boitel, fraiseur de métier, il est transféré au camp de Rottleberode à
proximité de l’usine de train d’atterrissage des bombardiers allemands,
les Junker 52, mais heureusement — sa chance éternelle —, il est versé
au service comptabilité. Il s’évade. Repris, il est déplacé au camp de
Dora où sont fabriquées les V-1 et V-2, ces fusées avec lesquelles les
nazis espèrent encore gagner la guerre. Affecté à la compagnie
disciplinaire, il s’évade à nouveau et cette fois pour de bon ; les troupes
alliées se rapprochent de Dora. Enfin, il retrouve Paris, sa femme Vitia
— la mère de ses trois enfants, deux garçons et une fille.
Cette vie restituée, il fallait l’engager », écrit l’ancien de la France
libre, dans ses mémoires. En 1946, après avoir réussi le concours
d ‘ entrée au ministère des Affaires étrangères, Stéphane Hessel devient
diplomate. Son premier poste est aux Nations unies où, cette année-là,
Henri Laugier, secrétaire général adjoint des Nations unies et secrétaire
de la Commission des droits de l’homme, lui propose d’être son
secrétaire de cabinet. C’est à ce titre que Stéphane Hessel rejoint la
commission chargée d’élaborer ce qui sera la Déclaration universelle des
Droits de l’homme. On considère que sur ses douze membres, six ont
joué un rôle plus essentiel : Eleanor Roosevelt, la veuve du Président
Roosevelt décédé en 1945, féministe engagée, elle préside la commission
; le docteur Chang (Chine de Tchang Kaïchek et non de Mao) : vice-
président de la commission, il affirma que la Déclaration ne devait pas
être le reflet des seules idées occidentales ; Charles Habib Malik (Liban),
rapporteur de la commission, souvent présenté comme la force motrice »,
avec Eleanor Roosevelt ; René Cassin (France), juriste et diplomate,
président de la commission consultative des Droits de l’homme auprès
du Quai d’Orsay ; on lui doit la rédaction de plusieurs articles et d’avoir
su composer avec les craintes de certains États, y compris la France, de
voir leur souveraineté coloniale menacée par cette déclaration — il avait
une conception exigeante et interventionniste des Droits de l’homme ;
John Peters Humphrey (Canada), avocat et diplomate, proche
collaborateur de Laugier, il écrivit la première ébauche, un document de
400 pages ; enfin Stéphane Hessel (France), diplomate, chef de cabinet
du même Laugier, le plus jeune. On voit combien l’esprit de la France
libre souffla sur cette commission. La Déclaration est adoptée le 10
décembre 1948 par les Nations unies au palais de Chaillot, à Paris. Avec
l’ afflux de nouveaux fonctionnaires, dont beaucoup convoitent un poste
bien rémunéré, « isolant les marginaux en quête d’idéal » selon le propre
commentaire d ‘ Hessel dans ses mémoires, il quitte les Nations unies. Il
est affecté par le ministère des Affaires Étrangères à la représentation de
la France au sein d’institutions internationales, l’occasion de retrouver
temporairement, à ce titre, New York et les Nations unies. Pendant la
guerre d’Algérie, il milite en faveur de l ‘ indépendance algérienne. En
1977, avec la complicité du secrétaire général de l’Élysée, Claude
Brossolette, le fils de Pierre, chef autrefois du BCRA, il se voit proposer
par le président Valéry Giscard d’Estaing le poste d’ambassadeur auprès
des Nations unies, à Genève. Il ne cache pas que, de tous les hommes
d’État français, celui dont il s ‘ est senti le plus proche est Pierre Mendès
France, connu à Londres à l’époque de la France libre et retrouvé aux
Nations unies en 1946 à New York, où ce dernier représente la France au
sein du Conseil économique et social. Il va devoir sa consécration comme
diplomate à « cette modification dans le gouvernement de la France,
écrit-il encore, que constitue l’arrivée de François Mitterrand à l’Élysée »,
en 1981. « Elle a fait d’un diplomate assez étroitement spécialisé dans la
coopération multilatérale, arrivé à deux ans de sa retraite, un
ambassadeur de France. » Il adhère au parti socialiste. « Je me demande
pourquoi ? Première réponse : le choc de l ‘année 1995. Je n’imaginais
pas les Français assez imprudents pour porter Jacques Chirac à la
présidence. » Disposant désormais d’un passeport diplomatique, il se
rend avec sa nouvelle femme en 2008 et 2009 dans la bande de Gaza et
à son retour témoigne sur la douloureuse existence des Gazaouis. « Je
me suis toujours situé du côté des dissidents, déclare-t-il à la même
époque. »
C’est bien celui-là qui parle ici, à 93 ans.
S. C.